ÉDITORIAL
Nos passions
Yannick Haenel
Le monde est à repassionner.
Celui qui s’est mis en place depuis une trentaine d’années avec l’avènement de l’ère numérique prend en otage notre univers sensible et dévitalise notre rapport avec le langage, lequel, qu’on le veuille ou non, s’aplatit dans l’uniformité.
Le monde est à repassionner.
Le cœur du langage est poétique ; il est gorgé d’étincelles qui ne demandent qu’à se disséminer. Écouter ces étincelles, se rendre
disponible à la dimension intérieure du langage, c’est réveiller la poésie.
Dans un poème intitulé H, Rimbaud fait apparaître la
« mécanique érotique » et la « dynamique amoureuse ». Ces deux termes semblent voguer loin l’un de l’autre ; mais qu’ils coïncident, et voici que « H » vous parle.
« Trouvez H », écrit Rimbaud, et vous repassionnerez le
monde.
Cela suppose une foi – un nouvel amour du langage. Je
ne parle pas de ces engouements qui sur le marché culturel se succèdent à la vitesse des soldes ; mais de cet enthousiasme qui transporte en lui des « comprimés de vie » comme dit Proust. Croire en la littérature, c’est s’arracher à une conception servile du langage, et refuser les accommodations qui en récompensent l’échange.
Le monde est à repassionner.
Une implication si ardente consiste à se donner au langage absolument, sans réserve, comme font les amants.
Dans L’Homme sans qualités de Robert Musil, Ulrich constate que les humains ne vivent plus eux-mêmes leurs expériences : « Il s’est constitué un monde de qualités sans homme, d’expériences vécues sans
personne pour les vivre. »
Un soir de janvier, en 1857, dans une lettre à Élisa Schlésinger, son amour de jeunesse, Flaubert écrit : « Les phrases sont des aventures. »
Près de deux siècles plus tard, le monde a terriblement changé ; mais l’espérance d’une poésie qui s’accomplisse dans la vie même ne s’est pas perdue.
Et voici que remontent à la lumière, aussi étincelants qu’un coup de foudre, ces mots qui n’étaient destinés qu’à une amoureuse. Je savais qu’un jour ils produiraient un éclat ; en 2024, ils fondent une revue : c’est l’avenir.
Y. H.
SOMMAIRE
n°2 AUTOMNE 2024